Pardons et Châtiments : les jurys populaires
Le débat sur leur légitimité revient en force avec le projet d’association de jurés-citoyens aux tribunaux correctionnels. On imagine bien que vouloir l’extension du domaine d’exercice des non-professionnels relève de considérations pas toutes vertueuses. Les manipulations politiques du pouvoir en place ouvrent, et c’est heureux, matière à contestation sur les principes.
Pour ce qui est du fond, c'est-à-dire la pertinence de l’intervention dans l’action de la justice, de juges non-professionnels, on peut utilement se reporter à une intéressante étude* qui avait été menée dans les années 90 par notre regretté « humaro », Louis GRUEL, disparu à Noël 2009, qui fut Maître de conférences à Rennes-2 et chercheur au CNRS.
Je remercie Nefertari (Judith) de m’avoir confié son exemplaire de l’ouvrage, désormais difficilement disponible (sauf à la bibliothèque de Rennes-2 et à la Faculté ParisV-Descartes).
Avec « Pardons et Châtiments, les jurés français face aux violences criminelles », Louis GRUEL se fixait comme objectif « d’apporter un éclairage sur la manière dont jugent les jurés, non sur la justice ou la justesse de leurs jugements. On n’y trouvera donc pas de suggestion normative. »
Et de fait, il s’agissait de décortiquer tout ce qui pouvait constituer la spécificité de leur intervention dans la sphère pénale, en fonction d’un système de valeurs évoluant dans le temps et dans l’espace au cours des deux siècles de données passées au crible.
Première surprise, les idées reçues font long feu. La notion de jurés passivement manipulés par des professionnels prenant l’ascendant ne tient pas devant les stratégies déployées pour s’opposer aux inévitables tentatives de main-mise. Ainsi l’utilisation de l’acquittement, de manière déroutante, lorsqu’il s’avérait que les peines encourues par les justiciables ne pouvaient être correctement nuancées en fonction de circonstances particulières. La « correctionnalisation » en retour des affaires d’Assises, afin de garantir une punition qui aurait été esquivée dans le premier cas de qualification, ne fut pas le moindre des paradoxes.
Sans nier l’impact émotionnel des aléas des audiences, l’auteur met en évidence que la manière dont les jurés populaires rendent la justice tient pour l’essentiel aux liens entre l’homme et la société, « à la conception même de ce qu’est socialement un homme ». Il reconnaît que leur intervention a progressivement permis, s’éloignant des verdicts couperets de l’Ancien Régime, de prendre en compte ce qu’il y a d’unique dans une destinée.
L’indifférenciation des délibérations forcément collectives empêche toutefois de présenter de manière « scientifique » ce qui, dans le délibéré, relève des magistrats et ce qui relève des jurés.
Soit l’on fait comme si le rendu était celui des jurés en faisant semblant de considérer que les interactions sont de niveau égal. Soit on considère les remarques marginales des professionnels comme significatives (et beaucoup sont très disqualifiantes pour les profanes). Soit encore on collecte des informations sur les jurés (profession, sexe, âge…) en postulant que cela influe notablement sur leurs convictions.
Ou bien on utilise en les « projetant » les données datant de l’époque où les collèges étaient distincts (de la Révolution à la Seconde guerre mondiale). Difficile et hasardeux.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est « Vichy » qui plaça les profanes sous tutelle des professionnels. L’autonomie ne concernait toutefois que les faits et non l’éventail des peines requises, d’initiative des magistrats.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage en quatre parties propose un ensemble de thèmes de réflexion qui peuvent alimenter les débats en cours. Il introduit des repères historiques et analyse les bouleversements successifs de la procédure pénale sous l’influence des « acquittements scandaleux ». Il est donc clairement question de l’importance de l’action des jurys populaires sur l’évolution de la manière de rendre la justice. La IIIe République, qui fut la période où ils bénéficiaient de la plus grande autonomie, fait l’objet d’un décryptage particulier car c’est alors que l’on peut le mieux dissocier les influences relatives des uns et des autres.
Plus nombreux sous la Ve République, mais privés d’autonomie, les jurés n’en sont pas moins les « fausses notes » qui tendent à perturber le rendu d’une justice théorique, en référence à un système de valeurs qui considère d’abord les personnes en tant que telles. Ce que Louis GRUEL nomme les « perturbations profanes ».
Alors des jurys populaires plus répressifs ? Moins répressifs ? Gardiens d’un ordre et lequel ? C’est tout le questionnement de ce décryptage patient. Mais gardons en mémoire sa conclusion : « Face aux experts en gestion de l’homme par l’homme, aux instances juridico-politiques et médico-psychologiques, les jurés se posent en garants du lien social et d’une certaine image de l’homme. Dire qu’ils définissent les accusés et les victimes comme des « personnes », c’est souligner qu’ils leur assignent une épaisseur et une valeur irréductibles aux singularités biographiques comme à l’universalité du citoyen. »
Qu’en sera-t-il de ce questionnement appliqué aux instances correctionnelles ? La quantité, la rapidité, la fébrilité des délibérés, rendus forcément dans l’urgence, sans maîtrise suffisante des éléments des dossiers risquent d’étouffer toute démarche d’exemplarité. Et de multiplier les invalidations de procédures. Si l’on considère que la machine répressive prend à toute allure des décisions quelquefois ahurissantes, faute de moyens de fonctionnement, on imagine difficilement comment les profanes vont pouvoir s’insérer dans ces dispositifs.
Donner du temps à la justice. L’Etat en a-t-il la volonté et les moyens ? Et si déjà elle était la même pour tous…
*Louis Gruel « Pardons et Châtiments, les jurés français face aux violences criminelles », collection Essais et Recherches Nathan, 1991.